La colonisation européenne et les autochtones La colonisation européenne et les autochtones




Les premiers contacts connus entre les Européens et les autochtones du Canada eurent lieu au Xe siècle dans l'Arctique, au Groenland et au Labrador, lorsque les Vikings débarquèrent à la terre de Baffin et le long de la côte de l'Atlantique. La Saga d'Eric le Rouge raconte le récit détaillé des voyages d'Éric le Rouge (ou Eirik Thorvaldsson), Leifr heppni Eiriksson, Bjaarni Herjolfsson et plusieurs autres Vikings connus. Le fils d'Eric le Rouge fit d'autres voyages sur l'île de Terre-Neuve (appelée alors le Vinland). On ne sait pas grand-chose de cette époque, mais les autochtones semblent avoir tenu tête aux Européens, car les hostilités croissantes entre les Vikings et les autochtones — les Béothuks de l'île de Terre-Neuve — mirent fin aux tentatives d'établissement européen en «territoire canadien». Les voyages des Vikings au Canada n'eurent guère de suite, même s'il est possible que la tentative de colonisation scandinave dans le nord de Terre-Neuve ait duré jusqu'à six décennies (entre 990 et 1050).

D'autres contacts suivirent dans l'est du Canada, mais demeurèrent très passagers. En 1497, Giovanni Caboto (qui deviendra John Cabot en anglais, Jean Cabot en français), un explorateur italien à la solde de l'Angleterre se rendit à Terre-Neuve et ensuite au Cap-Breton (aujourd'hui en Nouvelle-Écosse), alors qu'il croyait avoir découvert les Indes. Comme Christophe Colomb l'avait fait avant lui en arrivant aux Antilles (en 1492), Caboto nomma Indiens les humains qu'il rencontra. Giovanni Caboto aurait pris possession de la terra nova qu'il appela St John's (en l'honneur du saint du jour) au nom du roi Henri VII d'Angleterre. Certains historiens le considèrent comme le premier découvreur du Canada, mais aucune colonisation ne fut établie.

En 1524, Giovanni da Verrazano entreprit, au nom du roi de France, un voyage de reconnaissance en Amérique du Nord. Après avoir abordé la Caroline du Nord, il remonta le littoral jusqu'à l'embouchure de la rivière Hudson, puis jusqu'à l'île du Cap-Breton. En raison de la beauté des arbres et des paysages qu'il avait admirés sur les terres des actuels Maryland et Virginie, Verrazzano aurait donné à la région orientale du Canada le nom d'Arcadia (l'Acadie). Mais des historiens croient plutôt que le terme Acadie proviendrait du mot micmac Algatig signifiant «lieu de campement»; d'autres croient que ce mot serait plutôt une variante du mot malécite Quoddy signifiant «endroit fertile». Plus tard, en 1603, Samuel de Champlain reprendra le mot Arcadie qu'il écrira tantôt Arcadie tantôt Acadie. Quoi qu'il en soit, Verrazano savait qu'il n'était ni en Asie ni en Afrique, mais sur une autre continent inconnu.

Quelques décennies plus tard, entre 1576 et 1578, Marthin Frobisher effectua trois expéditions dans l'Arctique canadien en passant par le Labrador. Lui aussi croyait trouver le légendaire passage du Nord-Ouest et avait cru que l'île de Baffin abritait des réserves d'or. Cependant, au fur et à mesure que les explorateurs pénétrèrent dans les étendues glacées du Nord, moins ils découvrirent de richesses. Les contacts avec les Inuits demeurèrent très sporadiques. En 1583, sir Humphrey Gilbert prit possession de l'île de Terre-Neuve au nom de l'Angleterre afin de coloniser le territoire, mais il trouva aussi de nombreux bateaux de pêche espagnols, portugais et français. À son retour, son bateau, le Squirrel, sombra au cours d'une tempête et tout son équipage périt avec Gilbert, laissant à leur sort les colons anglais qu'il avait amenés sur l'île. Selon les historiens, les colons menèrent la vie dure aux Béothuks qui furent refoulés vers l'intérieur des terres.



Le début de l'invasion européenne

Des contacts plus fréquents eurent lieu vers la fin du XVIe siècle, alors que les Européens (Scandinaves, Bretons, Basques, Normands, etc.) commençaient à exploiter les pêcheries de l'Atlantique nord. Les pêcheurs étrangers furent généralement tolérés par les autochtones, dans la mesure où ils ne s'intéressaient qu'au commerce et ne tentaient pas de s'établir sur leurs territoires. Au cours de cette même période, de nombreux pêcheurs français (bretons, basques et normands), espagnols et portugais venaient tous les printemps pêcher au large de Terre-Neuve, pour rentrer à l'automne avec leurs cargaisons de morue salée. L'île et le sud du Labrador, d'où les Basques chassaient la baleine, n'étaient constitués encore que de postes de pêche, bien avant que Jacques Cartier prenne officiellement possession de ces territoires au nom du roi de France. On estime que la véritable invasion européenne commença au début du XVIIe siècle, au moment où quelque 1000 navires venaient, chaque année, faire la pêche et la traite des fourrures dans le golfe du Saint-Laurent et le long de la côte de l'Atlantique. Bref, la région de Terre-Neuve était devenue une sorte d'«annexe de l'Europe» pour les pêcheurs.

Parmi les Européens, ce furent toutefois les Français et les Britanniques qui entretinrent le plus de relations avec les autochtones au Canada. Dans un premier temps, les Français se concentrèrent dans l'île de Terre-Neuve, l'Acadie, la vallée du Saint-Laurent et, un peu plus tard, autour des Grands Lacs jusque dans la vallée de l'Ohio (un peu plus au sud). Quant aux Britanniques, ils durent choisir d'abord les baies d'Hudson et James, puis l'île de Terre-Neuve, l'Acadie et ensuite toute la côte est du continent. On sait aussi qu'au sud les Hollandais et les Espagnols, puis les Russes au nord-ouest, occuperont des territoires, mais il ne s'agit pas à proprement parler du Canada.

Les postes de traite et de missions

Choisi par le roi de France François Ier pour diriger une expédition à la recherche «d’or et autres riches choses», mais aussi pour trouver un passage vers l’Ouest (Asie), l'explorateur Jacques Cartier quitta le port de Saint-Malo avec deux navires et 61 hommes en avril 1534. Après une traversée de vingt jours, il arriva en vue de l'île de Terre-Neuve et, passant par le détroit de Belle-Isle (entre Terre-Neuve et le Labrador), il longea la côte occidentale de l'île pour faire le tour complet du golfe du Saint-Laurent. Lors de ce premier voyage, il arriva en vue de l’île du Prince-Édouard et de la côte du Nouveau-Brunswick, pénétra dans une baie qu’il nomma la «baie des Chaleurs», puis débarqua sur la presqu'île de la Gaspésie où il planta, le 24 juillet 1534, une croix (avec l'inscription «Vive le Roy de France»). Mais les autochtones protestèrent et le chef Donnacona (appelé «capitaine» par Cartier) le fit savoir. Le récit de Cartier donne une certaine idée de la réaction des «indigènes» (mot très courant à l'époque) devant la croix plantée à Gaspé:

Nous étant retournés en nos navires, vint le capitaine, vêtu d'une vieille peau d'ours noir, dedans une barque avec trois de ses fils et son frère... et nous fit une harangue, nous montrant ladite croix et faisant signe de la croix avec deux doigts; et puis nous montrait la terre tout à l'entour de nous, comme s'il eût voulu dire que toute la terre était à lui et que nous ne devions pas planter ladite croix sans son congé.

Ces premiers contacts avec les autochtones demeurèrent fragiles, même si Cartier obtint l'autorisation d’amener avec lui deux jeunes Indiens (Domagoya et Taignoagny). Au cours de son deuxième voyage au Canada (1535-1536), Jacques Cartier avait découvert plusieurs villages de pêcheurs et d'agriculteurs amérindiens disséminés le long de la rive nord du Saint-Laurent, du golfe à Hochelaga (Montréal) en passant par Stadaconé (Québec). Les Micmacs et les Iroquois se méfièrent des buts réels de cet explorateur étranger qui cherchait une route vers l'Asie et des réserves d'or, d'argent et de cuivre.

Au plan linguistique, les voyages de Cartier contribuèrent à fixer très tôt la toponymie de l'est du Canada; et rappelons que c'est Jacques Cartier qui transmit en Europe le toponyme de Canada. Voici une description de la linguiste Marthe Faribault à propos de Cartier, très influencé par les dénominations amérindiennes:
Lors de son deuxième voyage (1535-1536), Jacques Cartier remonte pour la première fois le Saint-Laurent. Il rencontre des Iroquoiens à Stadaconé («grande falaise» dans leur langue, aujourd'hui Québec) et nomme la région le «Royaume de Canada», du mot iroquoien kanata qui signifie «village», tandis que la région de Montréal reçoit le nom de «Royaume d'Hochelaga».

À la fin du XVIe siècle, les Iroquoiens laurentiens se retirent de la vallée du Saint-Laurent. Les Micmacs des Maritimes, qui y venaient déjà depuis longtemps par une route de portages le long des rivières Restigouche, Matapédia et Matane ou, plus au sud, par le bassin des rivières Etchemin et Chaudière, se firent alors plus présents dans la vallée. Ce sont donc les toponymes de la langue micmaque qui seront adoptés par les Français à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe. Ainsi, Gaspé, du mot micmac gespeg signifiant «extrémité», remplace le toponyme Honguedo, d'origine iroquoienne et employé par Cartier. De même, Québec, du mot micmac gepèg signifiant «détroit», remplace l'iroquoien Stadaconé. Quant à Anticosti, du toponyme micmac Natigosteg («terre avancée»), il remplace le nom d'île de l'Assomption donné par Cartier. Enfin, le site de Tadoussac, du toponyme micmac Giatosog signifiant «entre les rochers», est ainsi nommé par les Français autour de 1600.

La plupart des villages iroquois dont Cartier avaient mentionné l'existence en 1536 n'existaient plus en 1608, au moment où Samuel de Champlain fondait Québec. On sait que les autochtones avait développé une solide tradition guerrière. Le but de ces engagements était rarement l'expansion territoriale, mais généralement la recherche de prisonniers. À son arrivée au Canada, Champlain s'est vite trouvé obligé de prendre position pour les Algonquins dans leurs guerres contre les Iroquois. Ces derniers réussiront quasiment à liquider tous les Hurons qui furent les plus fidèles partenaires de la France dans la traite des fourrures. Les Inuits, les Montagnais (Innu), les Naskapis, les Micmacs et les Malécites établirent également des contacts durables avec les Français, mais ceux-ci eurent toujours de la difficulté à maintenir des relations pacifiques avec les nations iroquoises, du moins jusqu'à la paix de Montréal de 1701.

La fondation de postes de traite et de missions modifia les rapports entre Amérindiens et Européens (surtout des Français), notamment dans l'est du continent, dans la région qu'on appellera «le pays d'en haut» ou région des Grands Lacs. Il en résulta un accroissement rapide des échanges économiques et une expansion d'une population métisse. Connaissant à la fois les langues locales et le français, les Métis devinrent des agents recherchés entre Européens et autochtones. La venue des missionnaires constitua une occasion d'interférences culturelles et linguistiques. Ces hommes voulurent transformer la culture indigène en une autre, qui ressemblait au modèle chrétien de l'Europe, mais ne tentèrent pas de faire disparaître les langues. Au contraire, les missionnaires apprirent les langues autochtones. Il n'en demeure pas moins que la présence missionnaire marqua le début d'une attaque systématique contre la religion, les croyances et les coutumes traditionnelles des communautés autochtones, sans compter la propagation des maladies. D'ailleurs, ces attaques se poursuivront et s'intensifieront lorsque les gouvernements coloniaux, tant français que britanniques, s'occuperont eux-mêmes des «affaires indiennes».

L'influence française

La véritable colonisation française commença avec Samuel de Champlain qui fonda Québec en 1608. Mais les succès se révélèrent minces puisqu'en 1627, en Nouvelle-France, on ne comptait encore qu'une centaine d'habitants dispersés en deux groupes, l'un à Québec, l'autre à Port-Royal (en Acadie, aujourd'hui la Nouvelle-Écosse). Il s'agissait encore d'un tout petit pays en terme de population — le Canada —, qui revendiquait une grande partie du territoire nord-américain. Il n'y avait pas de quoi impressionner face à la Nouvelle-Hollande (le New York hollandais), qui comptait déjà 10 000 habitants, et face aux colonies anglaises qui en avaient 80 000. D'ailleurs, jusqu'en 1660, la France parla d'abandonner les rives du Saint-Laurent.

Puis, entre 1627 et 1663, la population passa de 100 habitants à quelque 2500. En 35 ans, environ 1250 immigrants français vinrent augmenter la petite colonie d'origine; la natalité doubla le contingent. La colonie française était alors implantée dans la vallée du Saint-Laurent, en Acadie et à Terre-Neuve; en 1682, s'ajouta la Louisiane. Jusqu'au traité d'Utrecht (1763), la Nouvelle-France comprenait cinq territoires possédant chacune une administration propre: le Canada, l'Acadie, Terre-Neuve, la baie d'Hudson et la Louisiane. De plus, la frontière ouest du Canada et de la Louisiane était ouverte sur le reste du continent (voir la carte de la Nouvelle-France avant 1713). Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, le territoire qu'on appelait la Nouvelle-France couvrait une superficie considérable et s'étendait de la terre de Baffin au nord jusqu'au Mexique au sud et comprenait pratiquement la moitié du Canada et des États-Unis actuels. Considérée en elle-même, la Nouvelle-France avait fait un progrès remarquable entre 1663 et 1754: l'Acadie française comptait 10 000 habitants, le Canada 55 000, la lointaine Louisiane 4000. Par contre, les autochtones ont vu leur nombre chuté dramatiquement en raison des maladies meurtrières transmises par les Européens: de 300 000, il n'en restait pas 200 000.

En regard des colonies anglaises, la Nouvelle-France se révélait dans une situation fort vulnérable, car si les Français avaient l'espace, les Anglais, pour leur part, avaient le nombre. La Nouvelle-France menaçait constamment d'être étouffée par des territoires anglais au nord (la baie d'Hudson depuis 1713) et au sud (la Nouvelle-Angleterre), ces derniers opposant une population globale d'un million d'habitants, à laquelle s'ajoutait une main-d'œuvre de 300 000 esclaves.

Les alliances avec les autochtones

Pour maintenir son empire en Amérique du Nord, la France devait s'appuyer sur des alliances avec les autochtones. De fait, le nombre des nations amérindiennes alliées des Français était assez surprenant. Les Français pouvaient compter sur presque tous les Algonquiens du Canada, de l'Acadie et du sud des Grands Lacs, c'est-à-dire les Abénaquis, les Micmacs, les Montagnais, les Malécites, les Algonquins, les Hurons, les Outaouais, les Saulteux (Ojibwés), les Cris, les Ériés, les Pieds-Noirs, les Illinois, les Miamis, les Poutéouatamis, etc.

En Louisiane, les Français avaient obtenu des alliances avec un grand nombre de nations, dont les Chactas, les Crics, les Natchez, les Oumas, les Nakotas, les Lakotas, etc.

Ayant consolidé leurs alliances avec les autochtones, les Français contrôlaient non seulement l'Acadie, la vallée du Saint-Laurent, mais aussi la vallée de l'Ohio, qui s'étendait du fort Détroit jusqu'en Louisiane et à l'embouchure du Mississipi. Voici un tableau permettant de se faire une idée plus précise de ces alliances.



L'historiographie est d'ailleurs marquée par la thèse du «génie colonial» qui aurait caractérisé les Français en Amérique du Nord. Leur approche auprès des indigènes aurait été plus conciliante et ouverte que chez leurs concurrents européens. Un historien de Boston, Francis Parkman (1823-1893) dans France and England in North America, a bien exprimé cette thèse: «La civilisation hispanique a écrasé l'Indien; la civilisation britannique l'a méprisé et négligé; la civilisation française l'a adopté et a veillé sur lui.» En réalité, les Français n'ont pas eu davantage que les autres colonisateurs européens le monopole de la vertu, mais toute la politique impériale française a reposé sur ses alliances avec les autochtones. Pour les gouverneurs de la Nouvelle-France, la «politique indienne» avait préséance sur tout le reste, car sans leurs alliés indiens les colonies de la Nouvelle-France auraient été des coquilles vides appelées très tôt à disparaître. D'ailleurs, sous la pression d'Indiens mécontents, les gouverneurs n'hésitaient même pas à démettre de leurs fonctions les officiers à la source de ces mécontentements. Un jeune officier français venu combattre les Iroquois, le chevalier Raymond de Nérac, parle ainsi dans son Mémoire sur les postes du Canada du prix à payer pour s'allier les autochtones:

Il est incroyable la politique et les ménagements qu'il faut avoir pour les Sauvages, pour se les conserver fidèles. [...] C'est pourquoi toute l'attention que doit avoir un commandant pour servir utilement, c'est de s'attirer la confiance des Sauvages où il commande. Pour y parvenir, il faut qu'il soit affable, qu'il paraisse entrer dans leurs sentiments, qu'il soit généreux sans prodigalité, qu'il leur donne toujours quelque chose.

Autrement dit, la politique d'alliance franco-indienne nécessitait beaucoup de savoir-faire de la part des Français, ce qui supposait aussi une certaine dose de frustration. Louis-Antoine de Bougainville, aide de camp de Montcalm, regrettait cette «obligation où l'on est d'être l'esclave de ces Sauvages», de céder à «tous leurs caprices», de tolérer leur «insolence», etc. En réalité, les autochtones défendaient leurs propres intérêts tout en composant, eux aussi, avec les Européens. En 1681, Louis XIV écrivait ce qui suit à l'intendant Jacques Duchesneau (1675-1682):

Il est aussi très important de traiter les Sauvages avec [...] douceur, d'empêcher que les gouverneurs n'exigent d'eux aucun présent, de tenir la main à ce que les juges punissent sévèrement les habitants qui auront commis quelque violence contre eux. C'est par cette conduite que l'on parviendra à les apprivoiser.

Cette directive révèle bien l'attitude paternaliste de la France à l'égard des autochtones. Idéalement, il aurait fallu les assimiler, mais il paraissait avant tout nécessaire de composer avec eux puisque leur alliance était indispensable. Les compromis allaient tellement loin que les autorités coloniales punissaient les Français coupables de crimes perpétrés sur les autochtones, mais ceux-ci pouvaient tuer un Français sans courir d'autre risque qu'une simple réprimande. En Nouvelle-Angleterre, un Indien qui tuait un Anglais était puni de mort, alors que jamais un Anglais n'était châtié pour avoir tué un Indien. Ces faits démontrent jusqu'à quel point les Français dépendaient de leurs alliances militaires avec les autochtones pour se maintenir en Nouvelle-France.

Le vocabulaire politique des alliances

Il existait tout un vocabulaire politique des alliances chez les Français et les Canadiens. Ainsi, les autochtones alliés des Français étaient les «enfants» du gouverneur et du roi de France. C'est sur la métaphore du «père» et de l'«enfant» que s'établissait la relation franco-indienne en Amérique du Nord. Au Canada, le gouverneur était appelé Onontio (la «Grande Montagne») par les Amérindiens. C'est un terme qui correspondrait au nom huron du premier gouverneur, Charles Jacques du Huault de Montmagny (1636-1648), c'est-à-dire «Mons Magnus». Ce nom devint l'appellation officielle de tous les gouverneurs du Canada et il s'est transmis de génération en génération. Lorsque le gouverneur décédait ou était remplacé, les ambassadeurs des différentes nations observaient le même rituel: ils se rendaient solennellement à Montréal pour rencontrer le nouvel Onontio. Quant au roi de France, celui qui habitait par-delà le «Grand Lac» (l'océan Atlantique), c'était le Grand Onontio ou Onontio Goa («la plus haute montagne de la terre»). Les visites des chefs indiens à la Cour de France étaient fréquentes, car elles servaient à renforcer l'alliance franco-indienne. De leur côté, les enfants d'Onontio étaient appelés Sauvages alliés, nations alliées ou nations des Sauvages. Ils étaient sous la «protection» du roi de France reconnu comme le «seigneur du pays», mais sans se soumettre à ses lois. Comme ils n'étaient pas des «sujets» du roi de France, ils échappaient à la justice française ainsi qu'aux redevances seigneuriales et à l'enrôlement dans la milice. Avec le temps, les Français durent apprendre à négocier avec les nations amérindiennes de la même manière qu'avec les puissances européennes et recevaient leurs chefs comme des «ambassadeurs». Néanmoins, si les Français en avaient eu le temps, ils auraient bien aimé faire des Indiens des «sujets français», c'est-à-dire les soumettre tout en leur offrant une place dans l'Empire.

L'influence de tout Onontio au Canada dépendait de sa facilité d'adaptation aux règles de la chefferie indienne, c'est-à-dire aux «manières sauvages». Il lui fallait constamment faire part à ses alliés autochtones de ses projets et les consulter régulièrement. Ses «ordres» correspondaient en réalité à des «propositions»: le gouverneur (Onontio) proposait, mais ne disposait pas! De plus, pour maintenir l'harmonie au sein de l'alliance, il fallait «dissiper les nuages», c'est-à-dire employer des discours de circonstance et donner des présents. Français et autochtones avaient développé tout un rituel du don et du contre-don à travers une politique du «bon marché», qui consistait à offrir plus de marchandises aux autochtones, même s'ils apportaient moins de fourrures. Les Français avaient compris que les autochtones étaient sensibles aux gratifications: ils les comblèrent de présents. Rappelons que, en plus de leur valeur militaire, les Amérindiens se révélaient nécessaires au plan économique, car ils approvisionnaient les Français en fourrures, que ce soit en peaux de castors au Canada ou de chevreuils en Louisiane.

Les revers des alliances

Mais les alliances avec les Français entraînèrent également le déclin des autochtones. Samuel de Champlain passa les années 1615-1616 dans «le pays d'en haut» (région des Grands lacs) afin de promouvoir le commerce des fourrures et de favoriser l'établissement de missions auprès des Amérindiens. Ce fut d'abord les récollets (1615), puis les jésuites (1626) et les sulpiciens (1669). Même si les missionnaires apprenaient les langues autochtones, ils tentaient de les franciser tout en les convertissant à la foi chrétienne, mais surtout ils leur transmettaient des maladies européennes contre lesquelles les malheureux autochtones n'étaient guère immunisés. Les Hurons, par exemple, mirent du temps à comprendre que, contrairement aux avertissements des missionnaires, la colère de Dieu ne s'abattait pas sur eux pour les punir de leur impiété, mais parce que les robes noires» constituaient eux-mêmes la principale cause de la malédiction qui pesait sur leur pays. Au cours des années 1630, la petite vérole et la rougeole décimèrent la population huronne: des milliers d'indigènes moururent. Dans les années 1640, la population avait diminué de la moitié. Malgré les efforts des missionnaires décidés à les soigner, plusieurs des tribus alliées subirent le même sort.

Par ailleurs, les Iroquois christianisés qui habitaient Akwesasne, Kahnawake, Kanesatake et Oswegatchie combattirent avec les Français les forces britanniques installées le long de la côte atlantique. En 1667, les Iroquois convertis par les jésuites français quittèrent la Confédération iroquoise et s'établirent le long du fleuve Saint-Laurent dans les environs de Montréal. En 1690, les Mohawks, les Onondagas et les Senecas s'engagèrent à appuyer les Britanniques contre les Français, mais les Oneidas et les Cayugas refusèrent de faire de même. En 1710, quatre chefs iroquois (surnommés les «quatre rois indiens» par les Britanniques) rendirent visite à la reine Anne d'Angleterre et lui jurèrent allégeance.

La colonie de Terre-Neuve

On croit que les Béothuks étaient installés dans l'île de Terre-Neuve vers 200 ans avant notre ère. Avant l'invasion européenne, on estime qu'ils étaient environ 2000 et vivaient sur tout le littoral de l'île, sauf au sud de la péninsule d'Avalon. Les autochtones se sont vite méfiés des Européens, tant espagnols que basques, français ou anglais.

À Terre-Neuve, le gouvernement français avait fondé en 1662 une colonie royale à Plaisance. Il existait depuis longtemps de nombreux petits villages français tout le long de la côte ouest, la côte nord jusqu'au cap Bonavista et au sud jusqu'au minuscule archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon. Les relations des Français avec les Béothuks avaient été plutôt amicales au début, mais la situation s'était vite détériorée à partir de 1613 lorsqu'un pêcheur français tua un Béothuk qui essayait de le voler; les Béothuks se sont soulevés et ont tué 37 pêcheurs français. Ensuite, les Français ont encouragé leurs alliés micmacs à pourchasser les Béothuks qui se sont alors réfugiés vers l'intérieur des terres.

Seule la péninsule d'Avalon à l'est comptait un bon nombre d'Anglais attirés par l’abondance exceptionnelle du poisson. Un recensement mené en 1680 a révélé que 1700 personnes vivaient sur la côte anglaise, entre Bonavista et Trepassey. Mais, au plus fort de la présence française sur l'île, soit entre 1678 et 1688, quelque 20 000 Français se consacraient à la pêche durant la belle saison. Durant ce temps, l'Angleterre avait installé sa capitale à Saint John's (péninsule d'Avalon).

Tout ce beau monde avait pris place dans les régions côtières où vivaient à l'origine les Béothuks. C'est pourquoi ceux-ci durent se réfugier vers l'intérieur, c'est-à-dire dans des régions bénéficiant de moins de ressources. Par la suite, les relations avec les marchands et les pêcheurs européens demeurèrent généralement empreintes d'une certaine hostilité. Néanmoins, pêcheurs français et pêcheurs anglais, trop occupés à leurs activités commerciales pour se faire la guerre, cohabitèrent pendant un certain temps de façon pacifique, jusqu'à ce que les militaires français installés à Plaisance se mirent à harceler, avec l'aide de leurs alliés micmacs, les villages anglais; ils détruisirent même la petite ville de St John's. Si l'on résume la situation des autochtones dans cette région, on peut dire que l'arrivée des Européens entraînera leur disparition complète sur l'île.

L'Acadie

L'Acadie fut fondée en 1604, quatre ans avant Québec, avec comme capitale Port-Royal sur le bassin d'Annapolis. L'Acadie française correspondait plus ou moins à l'actuelle province de la Nouvelle-Écosse. En 1631, la région fut intégrée en tant que colonie autonome de la Nouvelle-France sous le nom de Acadie. Dans sa plus vaste extension, l'Acadie couvrait la Gaspésie (Québec), la baie des Chaleurs, le Nouveau-Brunswick actuel et une partie du Maine, l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard), la Nouvelle-Écosse et l'île Royale (Cap-Breton). Au début du XVIIIe siècle, la plupart des immigrants français qui s'étaient établis en Acadie étaient installés tout le long du littoral de la Nouvelle-Écosse (voir la carte ci-dessous).

Mais l'Acadie française suscita très tôt la méfiance des Britanniques. Dès 1613, des Anglais arrivés de la Virginie détruisirent les installations des Français dans la région de Port-Royal. En 1621, l'Angleterre revendiquait l'Acadie rebaptisée Nova Scotia (Nouvelle-Écosse), mais le traité de Saint-Germain-en-Laye (1632) reconnut la souveraineté française en Acadie. Néanmoins, la menace anglaise demeura omniprésente, car jusqu'au traité de Breda de 1667, qui rétrocéda le territoire à la France, l'Acadie était restée 32 ans française, contre 31 ans anglaise. Au point de vue militaire, les Amérindiens représentaient pour les Français un élément de défense majeur contre les Britanniques. C'est surtout ce qui explique que les contacts formels entre Français et Amérindiens furent plus développés que partout ailleurs en Nouvelle-France (Canada, Acadie et Louisiane).

À l'origine, l'Acadie était habitée par deux grandes tribus de la famille algonkienne: les Micmacs (appelés également par les Français Sourquois) et les Malécites (appelés Etchemins). Les Malécites occupaient le sud et l'ouest du Nouveau-Brunswick actuel et une partie de la Nouvelle-Angleterre (Maine), alors que les Micmacs occupaient le reste du Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard). La population amérindienne variait probablement entre 5000 et 8000 individus, mais un missionnaire jésuite estimait en 1611 la population des Micmacs à environ 3500 habitants.

En 1607, une bonne partie de la petite colonie française fut rapatriée en France, mais un certain nombre de Français décida de rester en Acadie. Certains trouvèrent refuge chez les Micmacs. Beaucoup d'Acadiens firent de même en de nombreuses occasions et ils adoptèrent en partie la culture amérindienne. N'oublions pas que l'Acadie a été aussi souvent anglaise (31 ans) que française (32 ans). Après certaines victoires britanniques, la plupart des Acadiens se réfugiaient chez leurs alliés micmacs ou malécites, ce qui impliquait une cohabitation évidente et entraînait des unions entre les deux peuples. Contrairement au Canada (vallée du Saint-Laurent), des mariages mixes ont eu lieu non seulement avec les coureurs des bois, mais aussi avec les miliciens et même certains membres de la noblesse française, dont Charles de Menou d'Aulney et Charles de Saint-Étienne de La Tour, deux gouverneurs rivaux qui se firent la guerre.

L'un des cas les plus célèbres d'assimilation à la culture autochtone concerne le baron Jean-Vincent d'Abbadie de Saint-Castin, un soldat français, qui vécut chez les Micmacs du Maine. Il épousa Pidianske (de son nom français: Marie-Malthilde), la fille du chef micmac Madokawando. Il adopta à ce point la culture des Amérindiens qu'il parla la langue et devint lui-même chef de tribu. Il semble bien que ces relations entre les Français et les Amérindiens aient été approuvées par la France qui considérait les «Amérindiens chrétiens» comme des «citoyens français». Il y eut beaucoup de métissages entre Français et Amérindiens en Acadie, contrairement à la vallée du Saint-Laurent. De fait, des Micmacs devinrent catholiques et portèrent des prénoms français, notamment plusieurs chefs de tribu et chefs de bande. Soulignons que les prêtres et missionnaires catholiques ont exercé une grande influence à la fois sur les Acadiens et les Amérindiens. Mais les pasteurs protestants firent de même auprès d'autres Amérindiens avec le résultat que certains autochtones furent francisés, alors que d'autres furent anglicisés et anglicanisés. Mais les Micmacs et les Malécites durent progressivement se réfugier vers l'intérieur des terres, les colons français et anglais s'étant accaparé les zones côtières.

Aujourd'hui encore, l'Acadie conserve un grand nombre de toponymes d'origine micmac ou malécite. On peut même dire que le Nouveau-Brunswick est la province atlantique qui a conservé le plus de dénominations autochtones pour désigner les rivières, villes et autres lieux. Les toponymes amérindiens décrivent généralement une caractéristique géographique du territoire et ne sont jamais dérivés du nom d'une personne comme en français et en anglais: Cobscook («aux chutes»), Quispamsis («petit lac»), Aukpaque («là ou la marée arrête de monter»), Wolastook («belle rivière»), Mactaquac («là où la rivière est rouge»), Gaspé («le bout de la terre»), Shubenacadie («terre des arachides»), Restigouche («rivière au courant agréable»), Wagmatcook («là où l'eau est propre»), etc.

En résumé, l'Acadie fut une région où les relations entre Acadiens et Micmacs et Malécites demeurèrent très cordiales, avec comme conséquence immédiate un certain nombre d'unions durables.

La vallée du Saint-Laurent

Dans la vallée du Saint-Laurent, la situation se révéla différente, car les Européens devinrent plus nombreux que les autochtones. Dès leur arrivée dans la région (le Canada de l'époque), les Français tentèrent d'appliquer une politique d'«intégration» ou d'assimilation des Amérindiens au moyen du mariage, de la culture et de la langue. Les espoirs et les efforts furent grands, comme le laisse entendre une lettre en date de 1668 de Mère Marie de l'Incarnation, responsable de l'éducation des enfants et fondatrice des ursulines de Québec:

Nous avons francisé plusieurs filles Sauvages, tant Huronnes qu'Algonquines, que nous avons ensuite mariées à des Français, qui font fort bon ménage. Il y en a une, entre autres, qui sait lire et écrire en perfection, tant en sa langue huronne qu'en notre française; il n'y a personne qui la puisse distinguer ni se persuader qu'elle soit née Sauvage. [...] Sa majesté [...] désire que l'on francise ainsi peu à peu tous les Sauvages, afin d'en faire un peuple poli. L'on commence par les enfants. Mgr notre Prélat en a pris un grand nombre à cet effet, les révérends Pères en ont pris aussi en leur collège de Québec; tous sont vêtus à la française, et on leur apprend à lire et à écrire comme en France. Nous sommes chargées des filles, conformément à notre esprit [...].

Le programme de «civilisation» reposait sur l'éducation de jeunes enfants dans le cadre des pensionnats. Toutefois, les Français se rendirent vite compte du caractère plutôt utopique de leur entreprise de francisation, car ceux qu'on appelait les «Sauvages» se montrèrent très réfractaires à l'assimilation. «Ils ne se soucient guère d'apprendre nos langues», lit-on dans les Relations des jésuites. Les écoles-pensionnats de la colonie se vidèrent rapidement de leurs élèves autochtones, qui ne purent s'adapter à des horaires aussi stricts. Le puissant ministre Colbert tenta bien de relancer un «programme de francisation» en 1668. Mais Colbert rêvait! Mère Marie de l'Incarnation (1599-1672), finira par admettre l'inéluctable: «C'est pourtant une chose très difficile, pour ne pas dire impossible, de les franciser ou civiliser.» Les autorités françaises se rendirent compte que la francisation des Amérindiens, même pris «à la mamelle» (dès le berceau), était un mirage. L'intendant Jacques Raudot (de 1705 à 1711) estimait en 1710 qu'il s'agissait là d'«un ouvrage de plusieurs siècles». Les Français abandonnèrent leurs efforts de francisation.

C'est pourquoi ils durent «se mettre à l'école des Sauvages» et apprendre leurs langues. Par exemple, le missionnaire Jean de Brébeuf s'exprimait couramment en huron à peine trois ans et demi après son arrivée. Les interprètes, qui avaient réussi à apprendre la langue des Amérindiens, étaient considérés et très recherchés auprès des commerçants et des compagnies de la Nouvelle-France. À cette époque, plusieurs jeunes Français n'hésitaient pas à séjourner chez les Amérindiens afin de devenir interprètes, un emploi bien rémunéré qui apportait certaines gratifications et de nombreux privilèges.

Aux dires de Mère Marie de l'Incarnation: «On fait plus facilement un Sauvage avec un Français qu'un Français avec un Sauvage.» Ainsi, si les Français n'imposèrent pas leur langue aux autochtones, c'est parce qu'ils n'ont pas été capables de le faire, la plupart des autochtones continuant de vivre à l'écart des populations européennes, donc de leur langue. Sauf exceptions, ce furent les colonisateurs qui parlèrent la langue des colonisés. Dès le début de la colonisation, il fallut former des interprètes et enraciner l'amitié avec les Indiens. De nombreux officiers parlaient parfois une ou plusieurs langues indiennes. La plupart des gouverneurs appréciaient d'avoir à leurs côtés des officiers bilingues ou polyglottes, car ils se méfiaient des services des coureurs des bois accusés de trahir les «harangues» des chefs indiens. Par exemple, Charles Le Moyne, seigneur et baron de Longueuil, était l'interprète personnel du gouverneur Frontenac pour les langues huronnes et iroquoises.

Contrairement à la croyance populaire, il y a eu très peu de mariages entre les Amérindiens et les Français au début de la colonie. Jusqu'à 1665, on n'a compté que quatre mariages avec les autochtones. D'après les registres compilés entre 1621 et 1765, on aurait dénombré quelque 78 mariages avec homme autochtone et femme française, 45 mariages avec homme français et femme autochtone et 540 avec deux autochtones, le tout sur une base de plus de 44 500 mariages. Il est par ailleurs impossible de compter les mariages de Blancs (p. ex., les coureurs des bois) contractés chez les Amérindiens (selon la «coutume du pays»), car il n'existe généralement pas de trace officielle de ces unions souvent temporaires. Les historiens croient que, surtout au début de la colonie, le surplus d'hommes célibataires a dû semer pas mal de gênes blancs chez les autochtones, tandis que la colonie blanche ne s'est pas beaucoup enrichie de «sang indien».

Par ailleurs, on sait aussi que les Amérindiens alliés des Français ont fait de nombreux prisonniers parmi les colons anglo-américains et les ont mariés avec les gens de leurs propres villages. On croit que 500 d'entre eux demeurèrent au Canada et certains s'intégrèrent aux colons français; généralement, ils étaient naturalisés français, s'instruisaient dans la foi catholique et changeaient leur nom anglais pour un nom français. Enfin, d'après les registres des missions, par exemple ceux de Québec, Montréal et Tadoussac, les autochtones étaient baptisés selon des appellations amérindiennes, bien que des prénoms européens vinrent remplacer graduellement les noms amérindiens. Par contre, il semble qu'en Acadie les prénoms européens aient remplacé très vite les appellations autochtones.

Dans la vallée du Saint-Laurent, les Français furent plutôt exceptionnels dans la façon dont ils s'allièrent avec les Premières Nations. Contrairement aux Espagnols et aux Portugais qui érigèrent leur empire sur la conquête, la sujétion et la servitude, contrairement aussi aux Américains qui massacrèrent les autochtones pour s'approprier leurs terres, les Français ne furent jamais assez puissants pour agir de la sorte. Ils les comblèrent de présents pour bénéficier de leur collaboration dans la traite des fourrures et, après 1680, recevoir leur appui militaire. Voilà pourquoi les Français ont pu développer une version plus subtile du colonialisme européen. Comme tous les Européens, les Français ne percevaient pas davantage les autochtones comme des partenaires égaux, mais comme des subalternes indisciplinés avec lesquels il fallait savoir s'y prendre, de peur qu'ils oublient leurs «devoirs». N'oublions pas que, même s'ils vivaient au beau milieu de la colonie canadienne du roi de France, les autochtones ne reconnurent jamais la souveraineté du roi et, durant tout le Régime français, conservèrent leur autonomie.

Dans l'ensemble, les alliances avec les Français, bien qu'elles aient été pacifiques, furent néfastes pour les autochtones, qui développèrent des maladies et des épidémies, ce qui décima une partie de leur population. Ainsi, les Hurons ont vu leur nombre réduit de moitié par des épidémies au cours des premières décennies de l'histoire de la Nouvelle-France.

Le «pays d'en haut» (Ontario)

Le principal intérêt économique de la région du «pays d'en haut» (aujourd'hui l'Ontario) résidait dans le commerce des fourrures. On comprendra que les autorités françaises virent d'abord d'un mauvais oeil ceux qui devenaient coureurs des bois et parcouraient durant des années le «pays d'en haut», c'est-à-dire la région des Grands Lacs. Environ 2000 Français vivaient dans cette région de la traite des fourrures où, avec des épouses indiennes et des enfants métis, ils formaient une classe bien différente des Français de la vallée du Saint-Laurent. Malgré tout, ces individus (officiellement célibataires) faisaient connaître la présence française à l'ouest du territoire colonisé. Puis les fonctionnaires de la vallée du Saint-Laurent se mirent à encourager le métissage, car ils y voyaient un moyen d'assimiler la population autochtone et une façon de peupler la colonie sans le recours à l'immigration massive de France. Contrairement aux attentes, le métissage n'entraîna pas l'assimilation des peuples autochtones, il donna plutôt naissance à un peuple distinct, les Métis, qui fondèrent leurs propres communautés le long des rives des Grands Lacs.

La plupart des coureurs des bois apprenaient les langues amérindiennes, mais ils inculquaient également les rudiments du français aux autochtones à tel point que la langue véhiculaire entre Européens et Amérindiens devint rapidement le français dans la plus grande partie de l'Amérique du Nord. Le «pays d'en haut» fournissait ainsi un réservoir d'interprètes qu'on recherchait à travers tout le continent, y compris en Louisiane et dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre. En somme, les coureurs des bois du Canada servaient de moyen efficace pour propager le français chez les autochtones.

L'apport linguistique des autochtones

Pour ce qui est des influences linguistiques des Amérindiens sur la langue française des premiers Canadiens, elles demeurèrent de peu d'importance, sauf en ce qui concerne la toponymie où la marque amérindienne est évidente. Parmi les plus anciens amérindianismes introduits dans le français, on peut relever achigan (poisson, 1656), atoca (canneberge, 1656), babiche (lanière de cuir cru, 1669), cacaoui (canard, 1672), carcajou (mammifère, 1685), etc. De nombreux emprunts utilisés dans les siècles passés ne sont plus employés de nos jours, généralement parce que les réalités qu'ils désignaient n'existent plus. On peut en mentionner quelques cas: micoine («grande cuiller de bois»), ouragan («grand vase en bois ou en grès, ou plat en écorce de bouleau»), macak («sorte de panier en écorce de bouleau»), machicoté («jupe ou jupon»), nagane («planchette servant à porter un bébé sur son dos»), sacacoua ou sassaquoi («cri de guerre, hurlement; tapage»), etc.

Ces emprunts aux langues amérindiennes se poursuivirent au cours du XVIIIe siècle, mais ils demeurèrent relativement modestes, ne dépassant guère une vingtaine de termes; ces emprunts seront un peu plus nombreux au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Un certain nombre de mots empruntés aux langues amérindiennes font maintenant partie du «français canadien»: par exemple, achigan, atoca, babiche, carcajou, caribou, maskinongé, ouaouaron et poulamon.

Il faut aussi considérer que le nombre des amérindianismes a probablement été, dans les siècles passés, beaucoup plus important qu'au XXe siècle, surtout chez les coureurs des bois et les voyageurs. Les contacts entre les autochtones et les Français de la vallée laurentienne ont sensiblement diminué après le XVIIe siècle, sans toutefois cesser complètement. Par voie de conséquence, les emprunts aux langues amérindiennes ont dû baisser progressivement. Ainsi, ceux qui faisaient la traite des fourrures et l'exploration du continent ont continué de fréquenter assidûment les Amérindiens jusqu'au XXe siècle. Il en résulte que les paysans ont cessé plus tôt d'entretenir des contacts avec les autochtones et que les emprunts ont nécessairement régressé. Cela dit, plusieurs mots relatifs à la faune (achigan, caribou, maskinongé, wapiti) et la flore (pécan) sont restés en français.

Au total, le nombre des emprunts aux langues amérindiennes passés au français standard ne dépassent pas 30 mots. Le dictionnaire Le Robert dresse la liste des mots suivants: achigan, algonkin, cacaoui, caribou, iroquois, manitou, maskinongé, mocassin, opossum, pacane, pécan, pembina, pemmican, plaquemine, québécois, sconse, skunks, squaw, tabagie, tobaggan, tomahawk, totem, wapiti, wigwam. De plus, la plupart de ces mots ont pénétré en français standard par l'intermédiaire de l'anglo-américain.

Bien que les langues amérindiennes, surtout les langues algonkiennes, aient donné peu de mots au franco-canadien (anorak, manitou, mocassin, swaw, tobaggan, tomahawk, totem, wigwam) et à l'anglo-canadien (anorak, canoe, totem, sachem, moccasin, papoose, etc.) au surplus parvenus par le français standard ou l'anglo-américain, sauf pour certains mots relatifs à la faune (achigan, caribou, maskinongé, wapiti) et la flore (pécan), ces langues ont en revanche contribué largement à donner au Canada une toponymie originale qui, comme on le sait, est formée de mots amérindiens, français et anglais.

De façon générale, les emprunts aux langues amérindiennes, que ce soit pour des mots ou des toponymes, proviennent presque tous des langues algonkiennes et concernent les mêmes champs sémantiques (faune, flore et coutumes locales). Les emprunts à la toponymie amérindienne seront encore plus massifs dans les siècles à venir au point où ils constitueront une part importante de la toponymie canadienne, non seulement au Québec, en Ontario et en Acadie, mais également dans toutes les provinces de l'Ouest. En effet, des milliers de toponymes sont d'origine amérindienne, à commencer par Canada, Manitoba, Nunavut, Ontario, Québec, Saskatchewan, etc., puis de nombreux noms de villes (Ottawa, Toronto, Québec, Shediac, Shippagan, Rimouski, Kelowna, Iqaluit, Saskatoon, Tadoussac, etc.), lacs ou rivières (Athabasca, Saskatchewan, Manitoba, Manicouagan, Mistassini, Ontario, Érié, Nipissing, Manigotagan, etc.). Tous ces noms réfèrent au patrimoine autochtone et contribuent largement à donner au Canada une toponymie particulière. Toutefois, à la fin du Régime français en Nouvelle-France, les Amérindiens ne représentaient plus qu'environ que 10 % de la population du territoire (Québec actuel). Plusieurs communautés amérindiennes, qui s'étaient installées près des agglomérations urbaines, avaient commencé à parler la langue française.

L'influence anglaise

La première colonie («plantation») britannique d'outre-mer fut fondée en 1607 en Virginie. La deuxième colonie, commencée en 1610, fut l'établissement de John Guy à Cupids, dans la baie de la Conception (île de Terre-Neuve). Par la suite, les tentatives d'établissement de colonies sur le continent nord-américain se sont succédé un peu partout non seulement à Terre-Neuve, mais en Acadie et surtout sur la côte est, une région qu'on désigna rapidement comme la Nouvelle-Angleterre.

Les Britanniques commencèrent donc en 1610 à vouloir coloniser les régions au nord de la Nouvelle-Angleterre. Mais les émigrants d'Angleterre se montrèrent peu attirés par la colonie de Terre-Neuve, d'autant plus qu'ils devaient partager le territoire avec les Français. La population britannique est restée faible et fragile durant plusieurs décennies. Étant donné que la pêche n'était praticable que de quatre à cinq mois par an, les investisseurs finirent par abandonner la partie. Comme les Français, les Anglais réussirent facilement à contraindre les Béothuks à se réfugier vers l'intérieur des terres.

En 1609, le roi anglais Jacques 1er recruta Henry Hudson pour explorer les mers arctiques. La première présence britannique dans ces régions commença dans la baie d'Hudson et la baie James. Hudson effectua des expéditions pour rechercher, par les mers arctiques, le fameux passage du Nord-Est. Il découvrit en 1609 le fleuve qui portera son nom et qui relie la région de New York au lac Champlain et à la vallée du Saint-Laurent. Il disparut en 1611, sans laisser de traces, abandonné par son équipage sur les glaces de la baie d'Hudson. La toponymie conserve le souvenir de cet explorateur par des noms anglais tels que Hudson, Frobisher, Shouthampton, Coats, Mansel, Belcher, James, etc. Les quelques contacts des Anglais avec les Amérindiens et les Inuits furent très sporadiques.

Au plan linguistique, l'influence anglaise est demeurée faible pour tout le XVIIe siècle au Canada, à l'exception des dénominations toponymiques adoptées dans les régions de la baie d'Hudson (Hudson, Frobisher, Shouthampton, Coats, Mansel, Belcher, James, etc.), de Terre-Neuve (St John's, Cupids, Goose Bay, Corner Brook, etc.) et de l'Acadie (Cambellton, Bathurst, Moncton, Fredericton, Yarmouth, Amherst, etc.). À partir du XVIIIe siècle, il en sera tout autrement.

Les luttes coloniales

Les Amérindiens jouèrent un rôle de premier plan dans les luttes coloniales entre la Grande-Bretagne et la France. Les principaux alliés des Français étaient les Hurons, puis les Abénaquis, les Micmacs et les Malécites, ainsi que de nombreux Algonquins. Quant aux Britanniques, ils étaient alliés principalement avec les Cinq Nations iroquoises. Comme nous l'avons vu plus tôt, Français auraient conclu des alliances avec quelque 23 nations, les Anglais avec 7, mais 14 autres sont restées neutres.

La première guerre iroquoise dura près d'un siècle et se termina par la «paix de Montréal» en 1701. Celle-ci mettait fin à une guerre de seize ans et brisait la coalition anglo-iroquoise. Les Iroquois avaient alors déclaré «qu'ils n'accepteront ni la tomahawk anglais ni la hache française». Le second conflit eut lieu durant la guerre de Sept Ans (souvent appelée en anglais French and Indian War ou encore Anglo-French Seven Years) et ne se termina que lors de la défaite finale de la Nouvelle-France en 1760. Enfin, la dernière guerre coloniale se produisit en 1812-1814, à la suite de la guerre de l'Indépendance américaine.

Tout au cours des rivalités anglo-françaises, les autochtones furent parfois astucieux au point de menacer les Français d'aller commercer avec les Anglais s'ils n'obtenaient pas satisfaction. Évidemment, Britanniques et Français encouragèrent leurs alliés autochtones à combattre avec eux leurs adversaires ou à demeurer neutres. Tant au plan militaire que commercial, les autochtones ne se soumirent à ces demandes que dans la mesure où elles servaient leurs propres intérêts, tout en montant Britanniques et Français les uns contre les autres pour leur profit. Mais la fin des guerres coloniales marqua la fin de ce qu'on appellerait aujourd'hui le «partenariat actif» entre les autochtones et les Européens.

Après le traité d'Utrecht

En 1713, le traité d'Utrecht, qui mettait fin à la guerre de Succession d'Espagne, changea la carte politique de l'Amérique du Nord. L'Angleterre obtint Terre-Neuve, la baie d'Hudson, une partie de l'Acadie et un protectorat sur les Iroquois. Il restait de la Nouvelle-France le Canada, une partie de l'Acadie (l'île Saint-Jean et l'île Royale, aujourd'hui respectivement l'île du Prince-Édouard et l'île du Cap-Breton) et la Grande Louisiane.

Quant au territoire actuel du Nouveau-Brunswick, il devenait un «territoire disputé» entre les Britanniques et les Français, puisque l'Angleterre soutenait, d'après l'article 12 du traité d'Utrecht, que ce territoire était inclus dans «l'Acadie conformément à ses anciennes limites». Dès lors, les contacts des populations autochtones des territoires conquis, surtout en «Acadie anglaise», se firent avec les Britanniques. Certaines alliances amérindiennes changèrent, mais les Français parvinrent à conserver la loyauté des Micmacs dans une grande partie de l'Acadie anglaise — alors la Nova Scotia.

Toutefois, les Britanniques virent d'un mauvais oeil la bonne entente entre Acadiens et Amérindiens. Les autorités coloniales interdirent les rencontres entre les Acadiens et les Micmacs; elles accusèrent aussi les Acadiens de pousser les Micmacs à attaquer les colons anglais. Par ailleurs, les Britanniques, qui croyaient que la conquête de l'Acadie supposait la sujétion des autochtones locaux, interprétèrent les traités signés entre Français et Indiens à leur avantage. Mais les autochtones n'avaient jamais cédé leurs terres aux Français et voulurent les conserver sous le régime anglais.

Durant le conflit franco-britannique, les Amérindiens alliés des Français dans la vallée du Saint-Laurent, de la région des Grands Lacs et de la vallée de l'Ohio avaient préalablement conclu des ententes avec le Grand Onontio («père» en langue huronne), le gouverneur de la Nouvelle-France et «chef de guerre» des Français. En vertu de ces ententes, les autochtones se faisaient payer pour transporter les marchandises et recevaient une redevance mensuelle lorsqu'ils étaient chargés d'approvisionner les troupes en gibier. Mais il leur était encore plus rentable de rapporter des scalps et de capturer des prisonniers anglais: ils pouvaient obtenir 33 livres pour un «scalp anglais» et de 120 à 140 livres pour un «prisonnier anglais»; par exemple, un Noir pouvait valoir de 600 à 1500 livres puisqu'il était considéré comme un «bien permanent». De plus, leur participation à des raids organisés dans les colonies anglaises du Sud leur permettait de faire main basse sur les «prises de guerre» des localités pillées.

Les Français garantissaient également aux Amérindiens des compensations sur les territoires utilisés pour la construction de forts, et leur versaient même des droits de passage. Des ententes semblables étaient conclues entre les Britanniques et leurs alliés amérindiens (ce qui inclut les «scalps français»), mais en général les autochtones trouvaient que les les Britanniques leur donnaient de meilleurs produits et payaient plus cher les fourrures lors des négociations commerciales.

Après la Conquête

Après la défaite française des Plaines d'Abraham à Québec (1759) et la capitulation de Montréal (1760), la Conquête anglaise au Canada entraîna non seulement une rupture politique, mais aussi une rupture économique et sociale. Par le traité de Paris de 1763, la France cédait à la Grande-Bretagne le Canada, toute l'Acadie (incluant l'île Royale et l'île Saint-Jean) et la rive gauche du Mississippi. On comprendra que la nouvelle donne politique rendait complètement caduques les alliances franco-amérindiennes.

Au cours de cette première période de contacts plus soutenus avec les autochtones, les problèmes linguistiques furent négligeables dans la mesure où les Blancs, Français comme Anglais, ne tentèrent pas — ils ne le pouvaient d'ailleurs pas — d'anéantir ni les peuples autochtones ni leurs langues. Les explorateurs et missionnaires français ou canadiens apprenaient les langues amérindiennes afin de communiquer avec ces peuples. Évidemment, les autochtones et les Blancs devaient s'échanger des mots et s'en emprunter mutuellement. La situation se modifiera sensiblement après la défaite française, et ce, aux dépens des Amérindiens.