“ Les Euahlayi ”par Marcel Mauss (1907)


Marcel Mauss (1907), « Les Euahlayi. » Extrait de la revue  Année sociologique, 10,
1907, pp. 230 à 233. Texte reproduit in Marcel Mauss, Oeuvres. 2. Représentations
collectives et diversité des civilisations (pp. 430 à 433). Paris: Les Éditions de Minuit,
1969, 740 pages. Collection: Le sens commun.
Mrs. Langloh Parker a déjà publié deux recueils de contes australiens
l'édition en fut excellente. Elle nous donne ici une monographie de la tribu des
Euahlayi (Yualaroi de M. Howitt)  à laquelle elle avait emprunté la plupart
de ses contes. Elle connaît cette population depuis l'arrivée des premiers colons, dont elle fut : et elle la connaît intimement, ayant eu, ce que n'ont pas d'ordinaire les ethnographes, un contact long de près de trente ans, et des relations personnelles, surtout avec les femmes, d'ordinaire si distantes de
l'observateur. Peut-être pourtant ces relations n'ont-elles pas été absolument
étroites, (mention d'interprètes), et Mrs. Parker ne fait-elle pas assez la part
                                               

Nutt, 1898, 1900.

K. Langloh Parker, The Euablayi Tribe. A Study of Aboriginal Life in Australia. With an
Introduction by Andrew Lang, Londres, 1905.Marcel Mauss (1907), “ Les Euahlayi  ” 4
d'une décomposition très ancienne de cette tribu. (Elle a pourtant noté la
diversité d'origine des personnes qu'elle connaissait dans More  Australian
Legendary Tales). En tout cas son livre est excellent, quelque modeste qu'il se
présente. Naturellement les inclinations primitives de l'auteur ont prévalu et il
a surtout trait aux croyances et aux rites.

Le fait sur lequel ce livre nous apporte le plus de renseignements vraiment
neufs, c'est celui des totems secondaires, ou totems « multiples ». Les
Euahlayi sont une des nombreuses tribus où les espèces animales et les choses
sont réparties entre les différents totems, répartis eux-mêmes par phratries :
ces classifications sont peut-être tout à fait du type que nous avons fait
connaître ; elles sont ici fort bien décrites, du moins quant à l'abondance des
mentions de choses classées. Nous voyons pourtant deux lacunes : les vents
sont bien répartis entre les totems, mais il ne nous est pas parlé de l'orientation
des clans qui est bien probable, comme chez les Wotjobaluk ; d'autre part, la
fonction de ces sous-totems est mal définie, sauf en ce qu'ils servent de
présages et d'auxiliaires. La solidarité morale entre les sous-totems et les
membres du clan, par contre, est assez bien marquée, car ceux-ci ne tolèrent
pas l'insulte qu'on adresse aux espèces ou choses associées. Il semble
d'ailleurs que si les phratries (sang noir et sang clair) ne gouvernent pas la ré-
partition des totems, elles gouvernent celle des sous-totems.
Sur les totems eux-mêmes, peu de faits nouveaux une légende remarquable qui les dérive des différentes parties du corps de Byamee, le grand
dieu dont nous allons parler ; une forme remarquable du tabou totémique qui
n'interdit pas la consommation ni le meurtre du totem, mais interdit l'insulte,
l'interdiction alimentaire étant réservée à l'espèce totémique consacrée à
l'individu, magicien ou barde, et non pas au totem du clan. M. Lang dans sa
préface prétend qu'il n'y a pas ici de cérémonies du genre de l'intichiuma, il
semble pourtant qu'il y ait quelque chose de ce genre, même avec un Pouvoir
reconnu aux membres du totem sur les espèces sub-totémiques.

A la question controversée de l'existence des grands dieux chez les
Australiens, Mrs L. Parker apporte encore sa contribution. Il faut dire en effet,
avec M. Lang, que le mythe de Byamee, le dieu mystique, père de tout, est
très nettement développé. Substance des totems, ancêtre de tous les êtres avec
ses deux femmes, fondateur des rites et des lois, il est, Chose remarquable,
toujours existant et tout puissant. Selon l'auteur, il serait imploré dans deux
circonstances, par des prières proprement dites : au moment de l'initiation, les
vieilles gens recommanderaient les jeunes gens et la tribu à la bonté efficace
de Byamee, dont on vient d'observer les commandements par les solennités
accomplies et les épreuves subies ; au moment de la mort, le wirreenun,Marcel Mauss (1907), “ Les Euahlayi  ” magicien-prêtre, supplierait le dieu de recevoir l'âme au ciel. Quant à nous, si
nous ne doutons pas, contrairement à M. Tylor, de l'originalité du mythe de
Byamee, nous doutons fort que ces deux rites ne soient pas d'importation
européenne. Le compte rendu que Mrs Parker faisait dans un ouvrage précé-
dent, de la cérémonie funéraire, nous rapprochait plus d'une simple imitation
d'un service de clergyman : la face tournée vers l'Est, la componction, la tête
baissée de l'officiant et des assistants, tout nous donnait une impression que
ne suffit pas à détruire l'affirmation que les Euahlayi ne connaissaient pas de
missionnaires. Ils portaient pourtant dès lors des chemises et ont dû assister à
des enterrements de colons. Pour la prière en faveur de l'initié, nous
laisserions un peu plus de marge, mais bien peu, à l'invention des noirs. Et, à
nous, Byamee nous semble un grand dieu australien du type bien reconnu par
M. Howitt, avec femmes et enfants, avec des relations bien établies entre lui
et l'initiation, entre lui et un certain nombre d'autres dieux ; Daramulun, luimême le grand dieu du S.-E. entre dans sa mythologie, ainsi que le « diable »,
l'instrument-dieu que l'on sonne dans les mystères. Tout ce qui reste à notre
avis de la longue argumentation où M. Lang fait état de ce fait contre les
théories de MM. Howitt et Frazer, c'est que cette notion de grand dieu se
retrouve ici dans une société à filiation

 utérine, parfaitement caractérisée,
valable pour les totems et les classes. Mais on sait que nous attachons ici
moins d'importance à la filiation utérine proprement dite que ne font les autres
critiques, et que nous considérons, depuis les premiers travaux de M.
Durkheim, les classes matrimoniales comme déjà causées par l'apparition de
la filiation masculine.

Au surplus, Byamee nous paraît, et c'est ici un point que M. Lang eût pu
noter, non seulement un dieu tribal, mais même un dieu national, peut-être
même international. Nous remarquons en effet, non seulement que son mythe
s'étend très loin, ce que nous savions déjà, mais encore qu'il domine des rites
d'initiations auxquels sont convoquées de lointaines tribus, et même, probablement, des tribus provenant de groupes très peu apparentés. Un certain
nombre d'entre elles divergent même au point de ne pas avoir le même signe
d'initiation, l'extraction de la dent.

Les rites d'initiation sont l'objet d'une longue et excellente description. Ils
sont du type régulier du Sud-Est, et de tout point comparables aux rites des
Wiraidjuris. Comme eux, ils comprennent de longs stationnements dans des
clairières circulaires, des passages au feu, des présentations des choses
sacrées, des représentations mystiques, magiques et religieuses ; mais ce qui
est plus singulier, c'est la part que semblent y avoir joué les rites pénaux et des
sortes de sacrifices humains. La longueur des initiations et des stages est considérable. Il nous est enfin bien exactement noté que chacune de ces phasesMarcel Mauss (1907), “ Les Euahlayi  ”
correspond à la levée d'un tabou alimentaire. Nous notons précieusement ce
fait, à notre avis décisif pour la théorie et de l'initiation et du tabou.
Le sujet auquel Mrs Langloh Parker a peut-être accordé la meilleure
attention, c'est la magie et les magiciens. Nous avons, si souvent décrit ici les
grandes lignes des institutions magiques australiennes que nous ne voulons
pas revenir sur des faits d'un type déjà bien connu. Nature de la révélation et
origine des pouvoirs magiques des wirreenun, nature des rites et conditions de
leur accomplissement, n'ont rien d'extraordinaire. Ce qui est singulier dans les
croyances euahlayi, c'est l'existence du  yunbeai,  du totem individuel des
magiciens, âme extérieure collective d'un individu (M. Thomas en a fait
remarquer la rareté en Australie ; ce totem est doublé de l'arbre Minggah, où
réside encore l'âme du magicien, sa sauvegarde, arbre dont l'ombre est tabou
et gardée par des esprits.
Les rites concernant les femmes et les enfants, sont extrêmement bien
décrits, et s'ils sont, en réalité, d'une forme banale, ont été si souvent négligés
des observateurs qu'ils sont presque une nouveauté en ce qui concerne
l'Australie.


A la mythologie qui ressortait de ses deux collections de contes, Mrs
Parker ajoute ici de nombreux faits. Le monde des esprits euahlayi, apparaît
comme très peuplé ; les classes sont certes mal formées entre eux, mais déjà
des distinctions apparaissent ; les mythes astronomiques et naturistes semblent
être très développés, mais entièrement dominés par la classification en totems