L'animal généreux: Le regard de l'Amérindien




par Michel Noël

André Voilant, un ami innu de Uashat-Maliotenam m'énumère souvent les événements importants qui, encore aujourd'hui, marquent et rythment sa vie. «Selon les saisons, me dit-il, nous les Innus, nous chassons le caribou, l'outarde, le porc-épic, nous péchons le saumon et cueillons des fruits sauvages. Nous savons à quel moment de l'année la chair des animaux est à son meilleur et c'est à ce moment-là que nous la consommons. Nous nous déplaçons constamment pour aller à la rencontre des animaux qui nous nourrissent. Nous utilisons aussi toutes les parties des bêtes : la chair, la graisse, la peau, les bois, les os... Nous ne gaspillons rien.Tout a son utilité, nous en faisons des vêtements, des outils, de la babiche pour le treillis de nos raquettes, la peau de nos tambours. Gaspiller une partie d'un animal serai pour nous, dans notre culture, contrevenir aune
règle sacrée, commettre un sacrilège, ce serait manquer de respect envers l'animal qui, dans
un geste de grande générosité, a accepté de se laisser tuer pour nous nourrir. Voilà ce que les Anciens nous ont toujours enseigné».

Le partage


André ajoute : «Nous les Innus, notre plus grandevaleur, ce que nous privilégions dans la vie,c'est le partage. Lorsque nous tuons un caribou, péchonsune truite, piégeons un castor, notre prise
ne nous appartient pas. Nous ne chassons pas uniquement pour nous. Nous répartissons la
chair entre les membres de notre famille et nous invitons nos amis à s'asseoir à notre table, à manger
avec nous. Si un jour on nous interdit de
chasser ou si les animaux venaient à manquer, nous serions alors obligés d'acheter toute notre nourriture à l'épicerie.Si jamais cela nous arrive,nous perdrions le fondement même de notre culture. Nous ne serions plus les mêmes Innus. Les animaux que nous chassons, la chair quenous partageons, font partie intégrante de nos vies. Je ne crois pas que nous pourrions continuer à exister sans eux et sans nos territoires. Nous connaissons l'histoire de plusieurs peuples qui, déracinés, ont perdu leur langue, leur mode de vie, puis sont disparus à tout jamais.

Le patrimoine


André Voilant est un Innu profondément engagé.Il a consacré sa vie et une longue carrière de peintre, aquarelliste, cinéaste et conférencier à protéger et à promouvoir les immenses riches-ses et l'originalité du patrimoine des Amérindiens du Québec. Lorsqu'il prend la parole, que ce soit par ses oeuvres ou sur des scènes où il est conférencier, André répète : «Nous les Innus, nous chassons avec fierté et satisfaction, car
cette activité millénaire s'inscrit au coeur même de notre histoire, de nos traditions,de notre conception
de la vie et de la mort. Dans nos gestes de chasseurs, nous nous situons dans la continuité
de nos ancêtres, nous savons alors d'où nous venons, qui nous sommes, ce que nous voulons, pour nous et nos descendants. Nous ne chassons pas pour le loisir, pour les trophées et les gros panaches, mais pour assurer notre subsistance, perpétuer nos valeurs, manifester notre attachement aux territoires que nous ont légués nos ancêtres. Nos territoires, les lacs, les rivières, les forêts, les animaux qui y vivent, l'esprit de
nos parents et grands-parents qui y sont toujours présents, sont ce que nous avons de plus précieux,
ce à quoi nous sommes le plus attachés,ce qui donne un sens à notre vie, à notre spiritualité,
à nos luttes pour préserver l'environnement. Nous vivrons longtemps si nous vivons en
harmonie avec la nature, car elle se porterait mieux sans la présence humaine. Le grand Créateur
de toutes choses a été le premier, le plus grand de tous les artistes et il a confié une mission
sacrée à chacune de ses créations : le vent est là pour donner la vie, l'eau pour purifier, les
plantes pour guérir, la terre mère et les animaux pour nourrir. Et le grand Créateur, ajoute André,
prit de la terre dans ses mains et il modela les humains, il souffla dessus de son souffle sacré.
Il créa des hommes et des femmes égaux entre eux et égaux à toutes choses, et il leur donna
comme mission de vivre en harmonie avec la création, de voir à son équilibre et de la protéger
coûte que coûte.


Témoignage



En écoutant ce discours d'André Voilant, certains peuvent avoir l'impression d'être plongés en plein folklore, mais tel n'est pas le cas. Les traditions amérindiennes sont toujours vivantes, bien vivantes ! Et elles se transmettent de génération en génération. Cette affirmation en surprendra plusieurs qui croient que les premiers peuples sont en voie d'extinction. Bien sûr, les relations entre les peuples chasseurs et les animaux ont bien changé au cours des siècles à cause, entre autres, des activités commerciales engendrées dès le XVIe siècle par la traite des fourrures. Les animaux, jusqu'alors nourriciers,ont été en quelque sorte «désacralisés». Mais la traite des fourrures a fait un temps et l'attachement aux croyances et aux traditions est profondément enraciné. Chez les Amérindiens, il y a aujourd'hui une formidable résurgence. La spiritualité
sort enfin de la clandestinité, particulièrement chez les jeunes, qui valorisent le patrimoine et la culture. J'en ai pour preuve non seulement les confidences d'André que je vous rapporte ici en vrac, mais aussi d'éloquents témoignages venant des Algonquins, des Attikameks, des Micmacs, des Naskapis...

Le saumon

Je sais qu'au moment où j'écris ces lignes, les saumons de l'Atlantique se lancent à l'assaut de la Mistashipu. Les familles innus de Uashat-Maliotenam se sont déjà installées sur les rives de la rivière pour se livrer à une des activités les plus importantes de l'année pour eux : la pêche au saumon. Les pêcheurs perpétuent ainsi une tradition millénaire. La pêche est un rituel qui marque la transition vers une autre saison. Ily a des festins, des danses, des chants, le tambour résonnera sur la grande rivière, c'est le makoucham.


L'outarde

En avril dernier, j'ai passé une semaine en compagnie de Grégoire et Marie-Marthe Gabriel, sur
leur territoire de chasse situé au Québec-Labrador. J'y étais juste avant les oies sauvages. Chaque
année, le passage de ces oiseaux migrateurs constitue un des moments les plus forts et les
plus spectaculaires de l'année, beaucoup plus que ne peuvent l'être Noël, le Jour de l'an ou
Pâques. Le village tout entier est pris d'une véritable frénésie. Les outardes constituent le seul sujet de conversation. Elles mobilisent les esprits et les énergies. Les familles se préparent fébrilement à migrer près des lacs et des rivières. La première outarde à se pointer le bec est assurée de passer à l'histoire. Du même coup, les exilés à Québec, Montréal ou même Sept-îles rappliquent pour la semaine. Les clans se forment. Là aussi.de campement en campement, les Anciens battent le tambour pour remercier l'esprit de l'animal pour sa générosité.



Le cas de l'ours

De tous les temps, la relation intime de l'Amérindien et de l'ours a étonné les explorateurs, lescommerçants, les missionnaires et les anthropologues.La plupart de ces ethnologues de la première
heure se sont arrêtés au cas de l'ours, probablement à cause des aspects mystérieux des rituels qui accompagnaient sa mort et sa consommation. L'ours se trouve d'ailleurs au coeur
de la spiritualité de tous les peuples autochtones et la tradition orale, dans ses mythes, ses
légendes, ses récits, ses chansons, en parle abondamment. L'ours est incontestablement un grand héros mythique. Viennent ensuite le caribou (parfois substitué à l'ours), le phoque, le castor, l'outarde, le saumon, le lièvre.Tous ces animaux jouent, selon les régions, un rôle de premier plan dans l'alimentation, les croyances, la spiritualité. L'ours reste, de tous les temps, l'animai sacré par excellence. 11 est aussi investi non seulement d'une très grande force physique,mais aussi et surtout d'une puissance spirituelle redoutable, à tel point que son nom est tabou. Dessiner un ours sur un outil ou un panier en écorce de bouleau en font des objets magiques qu'il faut utiliser avec respect et crainte, puisqu'ils portent l'âme de l'ours. Cet animal, de
parson ossature.sa personnalité,ses comportements et ses habitudes alimentaires, est, en fait, celui qui s'apparente le plus à l'être humain.



Les Amérindiens le considèrent même comme leur ancêtre. La chasse à l'ours se faisait surtout l'hiver. Avant de se lancer dans cette importante expédition, les chasseurs entreprenaient un rituel ponctué de jeûnes, de rêves, de chants au tambour et de prières. Cette cérémonie avait pour but d'entrer en relation intime avec l'esprit de l'ours pour lui expliquer à quoi servira sa mort. Devant la ouache, le chasseur implorait l'ours en ces termes : «Mon ancêtre, sort». La viande était consommée selon un rituel très strict. La nourriture était partagée, la graisse sacrée bue, les os brûlés, le crâne accroché à un mat en signe de respect. Puis, le festin se terminait par des chants et des danses qui étaient des actions de grâce pour remercier l'esprit de l'ours pour sa générosité envers les humains.

Le caribou

Les récits des Anciens, pour qui sait les écouter et les lire,sont remplis de sagesse et d'enseignement. Voici ce qui est arrivé un jour. Les Innuats de ce temps-là traversaient une dure épreuve. Les caribous, essentiels à leur vie, avaient tout à coup déserté leur territoire de chasse. Partout, régnaient la famine et la désolation. La rumeur voulait que ce soit une punition à cause d'un mauvais chasseur qui avait offensé l'esprit de l'animal en gaspillant de la viande. Un soir, au moment où le soleil disparaissait, les enfants furent les premiers surpris par le bruit
des bouillons d'un aviron. Au loin,une ombre se profilait. Un canot fendait l'eau déjà sombre. Un vieil homme osseux, qui avait pour seul bagage un grand tambour rond comme la pleine lune d'août, accosta
.
-Kwé ! Kwé !
-Kwé ! Kwé !


Tous s'assirent en rond dans la grande tente autour du feu. On partagea avec l'étranger une dernière tasse de thé et des racines. Sans un mot, le vieil homme suspendit son tambour au poteau, le tendit d'une main et de l'autre, il fit légèrement vibrer la peau. C'est comme si tout à coup, il s'était mis à grêler sur la toiture, le lac, la forêt. Sa voix douce montait et frissonnait à son tour au même rythme.Toute la forêt des alentours, les vallées, les montagnes, les lacs et les rivières, partout, c'était la plénitude. Les sons se mêlaient au vent,s'enroulaient aux branches des mélèzes, rebondissaient, coulaient dans les ruisseaux et se répercutaient en écho. Les chasseurs furent transportés aux quatre coins de leur territoire de chasse. À l'aurore, dans le matin gelé, le chanteur distribua
les tâches : les hommes au guet rabattraient le troupeau de caribous vers le lac, les femmes se tiendraient à l'orée du sous-bois, prêtes à intervenir. Lui, dans son canot, tuerait les mâles
de sa lance. Blessés, ils iraient mourir sur la rive, aux pieds des femmes. C'est ce qui se produisit. Et ce soir-là, comme beaucoup d'autres soirs au cours des années suivantes, il y eut des réjouissances au camp des Innuats. Les hommes et les femmes dansèrent le makushan en guise d'action de grâce.
Les enfants s'endormirent heureux. Le chasseur de caribous vécut longtemps parmiles Innuats. Assez, dit-on, pour que les petits-enfants de ceux qui l'avaient vu arriver dans son
canot le connaissent aussi. En fait, personne ne savait son âge ni d'où il venait.
Un soir de makushan, à la fin du festin, il fit connaître ses dernières volontés : «Je vais partir. Je veux que mon corps soit déposé dans la toundra au milieu des mousses et des lichens. Je vous laisse pour toujours mes chants et mon tambour.» Au cours de cette nuit de veille, les voix tristes
des hommes et des femmes se mêlaient aux vibrations du tambour. Les vieux chasseurs, les yeux mi-clos, entendaient et voyaient dans leurs songes des milliers de caribous marteler de leurs sabots le pergélisol. Ils soulevaient des nuages de neige grise qui les enveloppaient et se confondaient avec le ciel bas de l'hiver. En couchant le corps dans son lit de mousse, les sages entrouvrirent le cercueil d'écorce de bouleau et de peau pour rendre un dernier hommage à celui qui avait été le chasseur des chasseurs. Et là, ils eurent une grande révélation : sous leurs yeux, le vieil homme au tambour, se métamorphosa. Ses joues se couvrirent de longs poils gris,ses doigts et ses orteils se solidifièrent en sabots noirs, fendus, pointus, et des bois veloutés poussèrent sur son front. L'esprit du caribou s'était fait caribou pour sauver les hommes. Nous savons que la contribution des Amérindiens au monde actuel est considérable dans les domaines de l'alimentation, de la langue.de la médecine, des vêtements, du sport, de la vie au grand air.de l'environnement,etc.Cependant,leur relation hautement spirituelle avec la nature
et la place qu'elle y tient constitue un vaste champ d'études encore malheureusement trop
timidement exploré.


Un terrain pour ainsi dire vierge dont nous ne faisons que commencer à
soupçonner l'originalité, les richesses et l'immensité. Au début de ce texte, je me suis fait le
porte-parole d'un ami innu. J'ai résumé en quelques paragraphes et à ma façon plus de vingt
ans d'échanges, de discussions et de partage. Je crois que seuls les Amérindiens sont en mesure
d'exprimer avec justesse leur conception de la vie et du monde et ainsi, ouvrir des sentiers qui
contribueront à une meilleure connaissance de la nature et au mieux-être des hommes et des
femmes qui l'habitent.Ce travail reste à faire. •


L'auteur dédie son texte à monsieur André Voilant
décédé à Maliotenam au début de juillet 1997.

Pour en savoir plus :
Frank. G. Speck. Naskapi, the savage hunters of the Labrador
peninsula norman. USA : Un. of Oklahoma Press, 1935.
Adrian Tanner. Bringing home animals. Newfoundland :
Memorial University, 1979.

L'oeil amérindien, regards sur l'animal (sous la direction d'Hélène Dionne). Québec/Sillery : Septentrion, Musée de la civilisation, 1991.

Michel Noël. André Voilant, Aquarelles. Roussan éditeur, Collection Teweegan, 1991.

Yvette Barriault. Myf/7es et rites chez les Amérindiens montagnais. Société historique de la Côte-Nord, 1971.

Michel Noël est ethnologue, écrivain et
coordonateur ministériel aux affaires autochtones du ministère de la Culture et des Communications.