Cap éternité

L’INDIEN QUI BRISA LE CAP ÉTERNITÉ

(Un chasseur réussit à détruire le dernier mauvais manitou des eaux du Saguenay)
Un soir d’été, voilà des siècles, le bon manitou des Amérindiens avait noyé tous les mauvais manitous dans le fleuve, mais il en restait encore un vivant dans les eaux du  Saguenay.  Personne ne pouvait raconter ce qu’il avait vu lorsque ce démon sortait des eaux, puisqu’on ne retrouvait plus alors qu’une barque vide :  les voyageurs avaient disparu.
canot
Un bon jour, un vieux chasseur indien qui passait en canot au pied du cap Éternité vit soudain l’eau s’agiter, et bientôt son canot, qui ne pouvait plus avancer à cause des mouvements du mauvais esprit, allait chavirer.  Comme ses aïeux lui avaient dit que, dans les moments de détresse, il fallait crier vers le père des Anciens et lui demander de l’aide, le chasseur lança un grand cri tout en s’apprêtant à dompter le monstre dont il apercevait déjà la face grimaçante.  L’animal surgit alors des profondeurs du Saguenay, et dans un bond il s’élança sur le canot.  Le chasseur se leva dans son embarcation et saisit la bête au vol en l’attrapant par la queue.  Le mauvais esprit se recourba sur lui-même, tentant de mordre les mains de l’Indien qui l’avait agrippé vigoureusement, mais le vieux chasseur réussit à parer les coups.
Au même moment, l’homme se sentit rempli d’une force magique et il lui brisa le front sur la montagne qui s’élève en bordure du Saguenay.  L’Indien s’y prit par trois fois pour assommer le mauvais manitou, et le roc se brisa en trois gigantesques échelons, soit une échancrure à chacun des coups de tête du monstre.  Il se produisit alors un éboulis de pierres et d’arbres qui s’engouffrèrent dans la rivière et enterrèrent le mauvais manitou.  L’eau se mit à bouillonner et elle demeura brouillée pendant tout l’été.
montagne
Il n’a jamais poussé d’arbres par la suite sur le sommet de cette montagne qu’on appelle le cap Trinité, et chaque fois qu’un Indien passe devant ces lieux, il jette une poignée de tabac dans les eaux pour remercier le bon manitou qui libéra son peuple.
Damase PotvinLe Tour du Saguenay, Québec, ministère de l’Agriculture, 1920,168 pages (p. 97 à 99)